L’aigle et le hibou, Jean de La Fontaine, 1668 - Texte

L’aigle et le chat-huant leurs querelles cessèrent,
Et firent tant qu’ils s’embrassèrent.
L’un jura foi de roi, l’autre foi de hibou,
Qu’ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou1.
« Connaissez-vous les miens ? dit l'oiseau de Minerve2.
– Non, dit l’aigle. – Tant pis, reprit le triste oiseau3 :
Je crains en ce cas pour leur peau :
C’est hasard si je les conserve.
Comme vous êtes roi, vous ne considérez
Qui ni quoi : rois et dieux mettent, quoi qu’on leur die,
Tout en même catégorie.
Adieu mes nourrissons, si vous les rencontrez.
– Peignez-les-moi, dit l’aigle, ou bien me les montrez :
Je n’y toucherai de ma vie. »
Le hibou repartit : « Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons :
Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
N’allez pas l’oublier ; retenez-la si bien
Que chez moi la maudite Parque4
N’entre point par votre moyen. »
Il avint qu’au hibou Dieu donna géniture5.
De façon qu’un beau soir qu’il était en pâture,
Notre aigle aperçut d’aventure,
Dans les coins d’une roche dure,
Ou dans les trous d’une masure
(Je ne sais pas lequel des deux),
De petits monstres fort hideux,
Rechignés, un air triste, une voix de Mégère5.
« Ces enfants ne sont pas, dit l’aigle, à notre ami.
Croquons-les. » Le galant n’en fit pas à demi :
Ses repas ne sont point repas à la légère.
Le hibou, de retour, ne trouve que les pieds
De ses chers nourrissons, hélas ! pour toute chose.
Il se plaint ; et les dieux sont par lui suppliés
De punir le brigand qui de son deuil est cause.
Quelqu’un lui dit alors : « N’en accuse que toi,
Ou plutôt la commune loi
Qui veut qu’on trouve son semblable
Beau, bien fait, et sur tous aimable.
Tu fis de tes enfants à l’aigle ce portrait :
En avaient-ils le moindre trait ? »

Jean de La Fontaine, « L’ Aigle et le Hibou », dans Fables, livre V, fable 18, 1668.

1. Peu ni prou : d'aucune manière. 2. L'oiseau de Minerve : chouette associée à Minerve (équivalent l'Athéna) et symbole d'intelligence. 3. Le triste oiseau : oiseau de nuit, qui porterait malheur. 4. Parque : dans la mythologie latine, l'une des trois sœurs qui accordent une durée de vie à chaque personne. 5. Géniture : termes désignant pour se moquer les enfants par rapport à leurs parents. 6. Mégère : dans la mythologie latine, l'une des trois Furies, déesses du royaume des Ombres auxquelles Zeus lui-même doit obéir.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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